Le Livre
Mon père va la trouver, la pépite ! C’est bien pour cela qu’il s’époumone dans l’odeur âcre du goudron brûlant, qu’il s’esquinte à creuser au plus profond. Il ne le dit pas, surtout à ma mère qui serait capable de se moquer de lui. Mais il y croit dur comme fer quand il enfourche son Solex, son lourd bleu sur les épaules, avec ses bottes lacées, ses gants larges sur le guidon. On leur a dit, à lui et à d’autres chercheurs d’or venus aussi de pays lointains, que la sueur des hommes qui ont travaillé là s’était polie avec le temps pour devenir pépite. Un jour, mon père fracassera d’un coup de pioche la pierre qui l’abrite.
La pépite rira aux éclats, scintillera, clignotera... Sans alerter ses collègues, il n’est pas fada mon père, il lâchera sa pioche, le souffle coupé, la main tremblante. Entre ses doigts aux ongles cassés, il la saisira, si fine, une goutte d’eau, la posera délicatement dans le creux calleux de sa paume.
Elle bouge, s’étire. On dirait une larme.
Auteur notamment du Thé au harem d’Archi Ahmed (1983), Mehdi Charef, qui a publié trois autres romans et réalisé onze films, retrouve ici l’écriture après treize ans d’interruption. Dans Rue des Pâquerettes, il revient sur son arrivée en France en 1962. Il y raconte l’absurdité de l’exil, la boue du bidonville et les silences rentrés ; mais aussi la soif de mots d’un enfant avide de raconter ce qu’il comprend du monde qui l’entoure.
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Le livre
À travers ses romans et ses films, Mehdi Charef a notamment raconté, avec des accents autobiographiques, l’histoire en miroir de la France et de l’Algérie, mais aussi le destin de personnages marginaux, asociaux, fragiles ou dominés. Il n’avait cependant encore jamais abordé de front son arrivée en France à l’âge de 10 ans, en 1962, dans le bidonville de Nanterre. Ce livre est le premier d’une trilogie retraçant l’enfance et l’adolescence de cette génération venue rejoindre ses pères arrivés en éclaireurs dans la France des années 1960-1970.
Le livre commence par une rédaction rédigée par le narrateur, qui « n’écrit que sur [lui] » quand les autres élèves parlent de sport, de télévision ou de leur chien : « Je sais maintenant que la France a autorisé l'arrivée chez elle de familles entières d'immigrés, comme la mienne, pour préparer le départ en retraite de nos pères. » Cela, il l’a compris grâce au directeur de l’école, qui lui a annoncé que grâce au certificat d’étude, il ne serait pas terrassier comme son père, mais ouvrier à l’usine, où il serait mieux.
Mehdi Charef décrit le froid, la boue, l’humiliation du bidonville et le racisme ordinaire d’une France ou les ratonnades étaient fréquentes, banales. Il raconte aussi l’instituteur qui leur apprend à aimer la vie autant que Victor Hugo, les mauvaises plaisanteries qu’ils préparent patiemment entre camarades de classe, l’impression acquise très tôt que la lecture et l’écriture apaisent bien des douleurs, la douceur d’une habituée du bar où il va regarder « son » feuilleton, « Janique Aimée » ; mais encore la langue arabe qu’il perd, embusquée derrière le français, ou la peur constante de sa mère de ne pas être respectable. Comme un retour aux premiers mots d’une histoire qui a ensuite déraillé, Rue des Pâquerettes revient sur les raisons profondes pour lesquelles la France vit, aujourd’hui encore, l’immigration comme un problème.
Extraits
« Paris, la France, nous y sommes. Sans novembre au-dessus de nos yeux, la capitale aurait pu être plus belle. Les gens se dépêchent, les voitures klaxonnent, les cinémas laissent rêveurs et il y a des Français partout, partout, des femmes françaises, des hommes français. Pour moi qui en avais peur en Algérie, qui les craignais parce qu’ils en avaient fait leur pays… J'étais de ces enfants que leur présence écrasait, que leur emprise isolait ; colonisé on naît indigène, va te soulager de cette putain de peau ! Je reste toujours l'indigène de quelqu'un parce que le colonisé garde à l’esprit le colon, toute sa putain de vie… »
« Je lis, je lis beaucoup, j'attrape tout ce qui peut contenir des mots, les manuels scolaires, les illustrés, les magazines que je ramasse à la décharge. Je lis pour apprendre moi aussi à écrire de belles histoires comme il y en a dans le livre de lecture de la classe. Je lis lentement, en y revenant, pour apprendre peu à peu à aligner dans l'ordre les mots qui formeront ma phrase. Quand je lis trop vite ils traversent ma tête comme une rafale de vent. »
« Un jour de fin de semaine, las de se sentir seul, notre instituteur nous a dit :
— Vous êtes sur cette terre pour faire jaillir de vous et autour de vous le merveilleux de la vie, parce que la vie est belle... Si elle est merveilleuse c'est que vous l'êtes aussi. Vous avez devant vous toute la vie pour révéler le merveilleux qu'il y a en vous, il n'y a que ça de vrai, de réel dans la vie, je ne vois pas d'autre but, c'est un sens unique ! »
L'auteur
Né en Algérie en 1952, Mehdi Charef arrive en France en 1962. Il grandit dans le bidonville de Nanterre, en cité de transit puis en HLM. Il travaille comme affûteur-fraiseur de 1970 à 1983. Il envoie alors un manuscrit à Georges Conchon (notamment auteur de L’État sauvage), qui l’aide à publier son premier livre, Le Thé au harem d'Archi Ahmed, au Mercure de France en 1983. Il l'adapte au cinéma l'année suivante sur le conseil de Costa-Gavras, qui prend en charge la production, et obtient de nombreux prix, dont le César du meilleur premier film.
Il publie trois autres romans, tous au Mercure de France (Le Harki de Meriem, 1989 [réédition Agone, 2016], La Maison d’Alexina (1999), À bras le cœur (2006). Il a également participé au recueil Une enfance dans la guerre – Algérie 1954-1962 (Bleu autour). Le Thé au harem est paru en anglais chez Sepent’s Tail. Il écrit enfin une pièce de théâtre, 1962, le dernier voyage, en 2005.
Il réalise également dix autres films, dont il écrit lui-même le scénario : Miss Mona (1986), Camomille (1987), Au pays des Juliets (1991, sélectionné à Cannes), Pigeon vole (1995), La Maison d’Alexina (1999), Marie-Line (1999, avec Muriel Robin nominée pour le César de la meilleure actrice), La Fille de Keltoum (2001), Cartouches gauloises (2007), Les Enfants invisibles, « Tanza » (2008, collectif au profit de l’Unicef, avec notamment Spike Lee, Ridley Scott, John Woo et Emir Kusturica), Graziella (2015, avec Denis Lavant, Rossy de Palma et Claire Nebout).
Auteur du premier roman paru de la première vague de romans d’écrivains d’origine algérienne, il est considéré comme le père de la « littérature beur », avec toutes les limites que ce terme comporte, et a reçu de nombreux hommages, d’Azouz Begag à Faïza Guène, qui indiquent avoir puisé en lui le courage d’écrire à leur tour.
Deux articles :
http://www.presseetcite.info/journal-officiel-des-banlieues/culture/lhiver-83-de-mehdi-charef
https://journals.openedition.org/hommesmigrations/1077